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Dans le calme, les
villageoises enterrèrent la femme de Mad-Ali qui n'avait même pas envie de
pleurer. L'an
dernier son beau-père était décédé. Lorsque Mad-Ali était petit ses
parents sont morts, Chirmat l'avait accueilli comme son fils. Il avait déjà
deux autre bouches à nourrir, Safar quinze ans et Faty sept ans. Safar
avait une attitude protectrice à l'égard de Mad-Ali. L’hiver de l'année de disette, Safar
volait les poules du poulailler et le blé dans le grenier du Khan et les partageait
entre les paysans. Pour
les poules, le chef du village (Kadkhoda) croyait que c'était le renard ou le
chacal et pour les blés, il soupçonnait les rats jusqu'au jour où on attrapa
Safar Kadkhoda l'avait gardé dans l'étable. Il voulait l'expédier à la demeure du khan, pour y être jugé. Safar incendia l'étable et s'enfuit ensuite. Le Khan ne pouvait pardonner à un chef de village aussi
incompétent. On est parti à la recherche de Safar. Néanmoins, les loups en
hiver sont très dangereux, ils l'avaient entièrement dévoré. Il ne restait de
lui qu'une chemise déchirée pleine de sang. Kadkhoda l'a exposée pendant une
semaine à côté de la source et ensuite l'a expédiée pour le Khan. Pourtant, Chirmat n'a jamais cru
à cette histoire. Il lisait toujours
ce poème d'Hafiz
"Joseph
perdu reviendra au Canaan ne te chagrine pas La cabane de tristesse deviendra le
jardin de roses ne te chagrine pas". Insinuant
que Joseph était vendu aux égyptiens
et qu’un jour son père le retrouverait.". Il
disait que Joseph, fils de Jacob était bien vivant, et mon Safar aussi, les
loups n’y sont pour rien. Jusqu'à
sa mort, il n'a jamais admit que les loups avaient dévoré son Safar
chéri. Il l'a attendu plus de vingt
cinq ans, sans jamais perdre espoir. Faty avait dix ans, Mad-Ali quatorze,
Chirmat ne savait quoi faire, garder "le feu et du coton ensemble",
est impossible, disent les villageoises. Faty est
majeure, Mad-Ali sera bientôt adulte et on ne peut les garder sous le même
toit. Chirmat avait remarqué que leur regard n’était pas innocent, il proposa donc à Mad-Ali de se marier avec Faty. Ils se marièrent Pendant
vingt ans ils n'eurent pas d'enfant.
Plusieurs fois, Faty proposa à Mad-Ali de prendre une autre femme,
mais comment pouvait-il trahir l'amitié de Chirmat, qui était comme son père? Ils
ont fait des vœux. Ils ont consulté des sages, des voyants, et même des
magiciens. Tous disaient que c'était la faute de Faty. Ils ont dépensé beaucoup d'argent pour se
protéger du mauvais œil. Ils étaient désespérés. Enfin Faty tomba enceinte. Chirmat mourut à la naissance de
l'enfant. On disait que l'enfant était maudit. |
Aujourd'hui
Hamed n'a que six mois et les villageoises n'osent pas s'occuper de lui, on
croit qu'il porte malheur.
Les paysans
regardent Mad-Ali avec pitié et crainte.
Que peut-on
faire avec un enfant maudit?
Mad-Ali
pense c'est le village qui est maudit et non pas son Hamed, la seule mémoire de
Faty et de Chirmat.
Il faut
quitter Omid-Abad, mais comment? Et où peut-on aller?
Comment
peut-on quitter l'endroit où son placenta est enterré? On naît et on meurt sur la même terre. Mad-Ali décide non seulement
de quitter la région du Zar-Afchan mais d'envoyer Hamed Au "Maktab" à
l'école.
Il
travaille durement et fait tous les travaux.
Hamed a
sept ans, il peut aider son père et c'est le moment de partir.
L'avenir
du petit dans ce village maudit ne peut être assuré. Tout le monde sait que
Chirmat est mort après sa naissance et Faty un peu plus tard. On craint que cet
enfant tue également Mad-Ali.
Mad-Ali a
maintenant deux ânes, quatre brebis et trois agneaux. L'été la récolte est
bonne, sa part est de quarante mâins (240 Kg), de blé, ses ânes peuvent les
transporter. C'est en fin d'été que
Mad-Ali quitte le village où il était né.
Le matin, à
l'aube il réveille le petit Hamed qui avec ses petites mains frotte ses yeux et
avec un air fatigué suit son père.
Tout le
village s'est réveillé pour les accompagner jusqu'aux derniers champs. Les femmes pleurent, on sait qu'on ne les
reverra plus jamais ; ni Mad-Ali ni le petit Hamed.
Presque
tout le monde embrasse le petit considéré auparavant comme maudit, on l'avait
oublié.
Hamed
laissait son enfance à Omid-Abade, le mot signifiant construit par espoir.
Mad-Ali
installa confortablement Hamed sur les sacs de blé, au milieu des vêtements et
des couvertures, "Tu peux dormir mon petit fils" dit-il.
Il se
retourna et regarda les derniers arbres et maisons disparaître au loin, sans
regret ni enthousiasme. Des larmes coulaient sur ses joues.
Boukhara
était à soixante farsangus (360 kilomètres) dix jours de marche (manzels) de
Zarafchan.
Dans la
journée ils traversèrent plusieurs bourgades, à midi ils s'arrêtèrent afin que
les ânes pâturent et se reposent. Pour
le chargement les paysans l'aidèrent.
Le soir
Mad-Ali, arriva à un bourg avec presque cent habitants et une mosquée. On le crut colporteur, mais ensuite quand
les paysans comprirent qu'ils voulaient aller à Boukhara on les conduisit à la
Mosquée.
Après la
prière, tout le monde voulu savoir d'où ils venaient, pourquoi ils avaient
quitté leur pays.
L'Imam plus
raisonnable conseilla à "Mehman" invité, de retourner où on avait
enterré son placenta, avant qu'un autre ne cultive ses terres. Toutefois, Mad-Ali avait déjà décidé de ne
plus revenir sur sa décision.
"Quand
Dieu punit la fourmi, il lui offre des ailes" dit l'Imam. Et la fourmi vole, va loin où les oiseaux la
mangent et si elle n'est pas destinée à être mangée par les oiseaux, elle ne
trouvera pas son chemin et mourra seule. C'est ton cas. Dieu t'a donné l'âne, les brebis, le blé, un
fils, que veux-tu de plus? On ne savait
pas que ce petit était maudit.
Mad-Ali
demanda au Maréchal-ferrant de mettre les fers aux ânes, celui-ci refusa et dit
qu'il ne travaillait pas la nuit, et préférait le matin.
Cependant l'Imam intervint, les paysans préparèrent
des feux pour éclairer et forger et les ânes furent ferrés. Mad-Ali le paya avec quatre mâins de blé.
(24 kg)
Au
matin Mad-Ali continua son chemin.
Toute la journée ils marchèrent, Hamed était sur l'âne et son père le
suivait. On ne pouvait pas marcher
vite, les ânes étaient trop chargés. Le soir du jour suivant, fatigués, une
ville leur apparut.
Ils
arrivèrent à Zahmat-Abad, on lui dit que la rivière de ZarAfchan allait jusqu'à
Boukhara,
En
descendant des montagnes, l'air chauffait, les paysans n'avaient pas encore
moissonné leur blé, au neuvième jour Mad-Ali arriva à Boukhara.
La nuit
ils couchèrent en dehors de la ville. à l'aube, quand la ville se réveilla
ils franchirent Darvazé (la porte de la ville), les soldats les interrogèrent
et leur demandèrent (Badj-o-Kharadj) la taxe et le tribut, deux pouds de blé.
à Zarafchan on comptait avec la mâine (six
kilogrammes) quatre mâine de blé, taxe et tribut payés, ils entrèrent dans la
ville.
Mad-Ali
emmena son fils au hammam et lava bien son Hamed pour l'emmener chez
"Moalem" l’instituteur.
Pour la
première fois, il entendit que l'Hammamie l'appela, "Gharibé"
étranger. Les paysans l'appelaient "mihman" c'est à dire invité.
Depuis
son enfance il priait afin que les étrangers puissent rentrer chez eux, que
Dieu ait pitié des étrangers, sans même connaître un étranger.
Jamais il
n'avait vu d’étranger, cela faisait partie de ses prières, aujourd'hui ils
étaient appelés étrangers, cela lui faisait peur.
Pour dormir
le soir, il chercha le Caravansérail, et il consigna ses blés au concierge.
àu hammam un homme lui avait conseillé d'aller chez Khadjé Amin Chirazy,
comme son nom l’indiquait, lui aussi était étranger, un Perse, on disait qu'il
avait fait ses études à Ispahan et Khorasan. Il était iranien, alors qu'il
venait de Chiraz, la ville d’Hafiz.
A
Boukhara il y avait plusieurs écoles.
Mad-Ali prit avec lui les ânes pour impressionner Khadjé, pour lui
prouver qu'il était riche.
Quand
Mad-Ali frappa à la porte du Maktab du Môla Amin, un enfant leur ouvrit la
porte.
Mad-Ali
avec son accent de montagnard demanda où il pouvait garder ses bêtes. Dans le Maktab il y avait une étable.
Pourtant
quand le Môla sorti, il était lui-même impressionné.
Le
Môla-Amin regarda le paysan qui avait peur.
Mad-Ali salua et dit que les pauvres ânes étaient fatigués.
Il parla de
sa fortune, mais ne cacha pas qu'il était paysan et pauvre.
"D'où
viens-tu?" : lui demanda le Moalem
De
ZarAfchan : répondit Mad-Ali.
Le Moalem
un peu perturbé répéta, Zarafchan, Zarafchan... et demanda "de quel
village"?
Mad-Ali
répondit "Omid-Abad"
Le Moalem
entra et cria : Pour midi nous avons un invité. Il appela son garçon en
lui demandant d’amener des rafraîchissements.
Puis il se retourna vers Mad-Ali et dit : C'est mon fils.
Le Moalem
avec un air content dit : de Zar-Afchan ne vient que Zar "l’or". Vous
venez aussi d'Omid-Abad. Peut-être m'avez-vous apporté «l'Omid» l’espoir mais
vous ne sortirez pas déçus "Na-Omid "
Mad-Ali ne
comprit pas pourquoi cet iranien s’intéressait à ZarAfchan, et Omid Abad
Il croit
peut-être que j'ai de l'or, pensa Mad-Ali.
Avant de
boire le rafraîchissement, il dit : mais je n'ai pas d'or.
Le Moalem
répondit : l'or c'est vous.
Connaissez-vous
Chirmat à Omid-Abad?
Mad-Ali
étonné et perturbé regarda et répondit que Dieu le bénisse, il nous a quitté.
Khadjé Amin
demanda : qu’est devenu Faty?
Mad-Ali,
fut irrité, humilié, qu'un étranger connaisse le nom de sa femme, alors que
même à Omid-Abad aucun homme ne le savait. Sa colère baissa quand une femme
avec farangie[1], entra, le
salua et demanda à Hamed de la suivre, en lui disant, viens, mon fils va te
montrer la maison.
Mad-Ali
répondit, elle est décédée, c'était ma femme.
Une larme
coula sur les joues de Khadjé, il dit : c'est toi Mad-Ali, tu ne me reconnaît
pas?
Khadjé
sanglota, Mad-Ali hébété pensa : cet iranien, cet étranger, pleure pour la
mort de Faty et maintenant il me connaît alors que moi je ne l'ai jamais vu de
ma vie.
Tout à
coup Mad-Ali cria : Safar, Safar, incroyable, on a dit que les loups vous ont
dévoré. Mad-Ali n'arrivait pas à tutoyer
Safar.
Mon
Dieu, Safar presque trente ans, et c'est pour cela que ta femme est entrée,
parce-que tu doutais que je sois de ta famille!.
Le Môla
n'était que Safar, fils de Chirmat, le garçon
fugitif de Zarafchan, oncle d'Hamed et beau-frère de ce montagnard.
Quand tu as
prononcé le nom de Faty j'ai eu une colère, je ne pouvais pas tolérer que
quelqu'un prononce le nom de ma femme .
Il m’a
fallut quinze ans d'études pour devenir instituteur.
Mad-Ali
s'installa chez Khadjé Amin, comme "farrâche" concierge. A l'aube,
tous les matins il sortait avec ses ânes, pour aller chercher des buissons afin
de les vendre pour chauffer les fourneaux. Il lui fallait cinq ans de travail
pour pouvoir acheter une maison, il vendit également ses brebis.
Hamed
après sept ans pouvait lire, écrire, compter, et la dixième année, il apprit,
l’algèbre, les mathématiques, la trigonométrie, la philosophie, la logique.
Personne ne
comprenait l'amitié liant Khadjé Amin et Mad-Ali qu'on l'appelait Zarafchani.
Tous deux étaient étrangers.
Hamed
ne voulait pas devenir ni secrétaire du Khan, ni médecin, mais officier dans
l'Armée du Tzar. Pourtant les Asiatiques ne pouvaient pas devenir officier.
Le 20
mars 1917, deux semaines avant (Now Rouz) le premier jour de l'année solaire au
Turkestan, par un décret, le Gouvernement Provisoire avait aboli toutes les
dispositions légales restrictives des droits des minorités.
Khadjé
Amin était instituteur, il devait donc appartenir au parti conservateur
"ghadimi" mais il était proche des modernistes "Djadidi".
Il était aussi proche des partis, de l'Edalat et du Mossavat «la Justice et
l'Egalité» au fond il était Communiste.
Du 3
au 5 âbân, six au huit novembre1917, on fêtait
la victoire du communisme à laquelle tout le monde participait, les
Russes, les prisonniers de droit commun, les travailleurs du chemin de fer.
Pour Khadjé Amin, Communisme voulait dire
indépendant, fin du payement du tribut, et la liberté. Mais la guerre commença juste après la fête.
Le Commissaire
du Conseil du Peuple, Kolesov, envoyé de Lénine provoqua un soulèvement.
Il avait promis aux jeunes Boukhary, que
l'Armée Rouge interviendrait pour les soutenir, mais il les trahit. La révolte
se termina dans un bain de sang : soixante neuf personnes furent jugées et
pendues, parmi eux Khadjé Amin qui était considéré comme l'espion
étranger.
On disait
qu'il travaillait pour les Iraniens et les Anglais. son Fils, Omid, (espoir) aussi avait été pendu.
Après l’exécution de Khadjé Amin et de son
fils, Mad-Ali et Hamed purent fuir Boukhara, pour se joindre aux Communistes.
Mad-Ali
et Hamed ne parlaient pas la langue Russe et les Communistes les ont attrapé.
Ayant deux ânes, les Russes les ont accusé d'être koulak. Un cavalier leur a
demandé s’ils étaient koulak, ils ne comprenaient pas ce que voulait dire le
mot koulak. Ils tentèrent de prouver que les ânes leur appartenaient. Ils
voulurent justifier qu'ils n'étaient pas voleurs, ils crurent que le mot koulak
voulait dire voleur. Le cavalier-chef leur a demandé : Acceptez-vous de donner
vos ânes au Peuple? Mad-Ali sans comprendre la langue Russe a résista. Le cavalier tira et Mad-Ali fut tué devant
Hamed. Ensuite les Russes confisquèrent
ses ânes. Hamed était arrêté pour travailler en corvée.
Après
quelques jours de travail, Hamed bénéficiant d'une nuit noire, fuit et
rejoignit Enver Pacha, qui ne parlait pas la langue Tadjik. Peu après, Enver
Pacha était tué dans une embuscade et ses partisans se désorganisaient, ensuite
Samarkande fut conquise par les chars et l'aviation.
Hamed
qui avait pu fuir, se trouva très vite une place parmi les Basmatchés. Il
découvrit que le massacre de Boukhara avait été organisé par les Russes afin
que la haine contre l’Emir prenne une racine profonde. En conséquence, Khivé et
Boukhara tombèrent facilement aux mains des Soviets, les Djadidis collaboraient
avec l'Armée Rouge.
Quand
les Basmatches[2] et les
partisans de l'Emir Said Alim s'allièrent, Hamed perturbé disparu car l’Emir
avait tué son oncle, Khadjé Amin Chirazy, et les Soviets son père.
Il
n'aimait ni l’Emir ni les Basmatches ni les Soviets. Il partit vers l’Afghanistan et l'Iran. Peut être voulait-il voir Chiraz, la ville d'Hafiz. Après le massacre des Basmatches par les
Soviets, l’Emir s’enfuit vers l’Afghanistan.
[1]Ce qu'on appelle actuellement tchador vêtement noir des femmes, on l'appelle farangie, parce-qu’à l'origine pour la première fois les missionnaires françaises l'ont emmené en Asie Centrale et farangie signifie tout ce qui appartient aux Français.
[2]C'est avec un grand regret que j'utilise ce mot.
On l'a inséré dans le vocabulaire soviétique et j'emploie le mot qu'on utilise actuellement
en Ouzbékistan (modjahid) pour que le lecteur comprenne. Mais j'ai évité
d'utiliser le mot DOUCHMAN : ce mot n'est ni péjoratif ni insultant mais
incertain et veut dire tout simplement "ennemi" On ne sait pas qui
est douchman. Si un Tadjik parle, douchman est un Russe ou un Soviétique si un
Russe parle, c'est un adversaire quelque soit sa couleur.